L'inachevé en art
L’art de l’inachevé.
Nous naissons inachevés, c’est là le propre de l’homme.
Ce qui nous manque, au départ, c’est le langage. Et lorsque nous l’avons acquis, nous n’avons de cesse de poser les choses comme inachevées.
Si elles semblent abouties, mus que nous sommes par le désir, lorsque la jouissance est, l’insatisfaction nous gagne, qui nous fait aussitôt fabriquer un autre désir. C’est là notre faille : dire ou être dit par ce qui nous échappe.
L’inachevé a déjà un parfum de fin (le verbe achever est d’ailleurs assez ambigu, et il dit bien notre embarras : il désigne l’aboutissement mais aussi la mort convoquée). Cela n’est pas pour nous satisfaire : en proie à la finitude, il nous faut une finalité qui ne soit pas finale, qui ne nous engage pas de manière définitive et irrévocable.
Aussi poursuivons-nous l’inachevé en édifiant les marches, sans fin, qui pourraient nous conduire, du moins le croit-on, à la plénitude, et pourquoi pas à la perfection, à l’idéal achevé dont il va de soi que l’on aurait alors prétention à en être l’éternel spectateur satisfait.
Il y a là une sorte d’aspiration à un stade hypnotique qui nous poserait comme éternels contemplateurs pour la postérité, dans une plénitude affranchie de ce manque qui nous définit et nous sert de moteur.
Peut-être une façon paradoxale de mourir à soi-même pour échapper à l’idée même de la mort.
Lorsque l’on aspire à achever nos entreprises, de celles qui procèdent de nos forces vives, qui disent qui nous sommes, entre les mots et les faits, on est dans l’attente de l’achèvement, de l’aboutissement de ce qui se fait, en vivant chaque partie comme déjà une fin nécessaire pour que le reste suive. Il va ainsi de l’écriture : chaque mot, phrase, en pousse un, une autre, vers le point final qui n’en est jamais un.
Pour le peintre, chaque tableau en cours est déjà « gros » du suivant, l’ultime touche du pinceau n’est jamais le dernière, elle contient déjà le geste qui préfigure le tableau à venir.
Aussi, une toile n’est que la partie d’une œuvre dont le principe repose sur l’inachevé, sur la recherche ; c’est une sorte de balise, de fanal qui jalonne le parcours du peintre.
Chaque toile de Rève Cordel en appelle à cet inachevé du regard posé et le convoque différemment à chaque rencontre en l’exhortant à la liberté et au voyage au cœur de la toile.
Toute création véritable, toute œuvre procède de l’inachevé.
Il en va ainsi de nos actions dont la succession même révèle cet inachevé qui nous modèle. Une fois au monde, pas d’autre moyen que de « se commettre » comme le disaient les existentialistes ; aussi faut-il se plier à cet inachevé. Mais cela ne va pas sans difficultés, sans douleurs. Alors ce qui s’impose, c’est de continuer à commencer, sans pour autant que les réponses à nos questions n’arrivent à vraiment nous rasséréner. Mais qu’en serait-il de l’achèvement possible de toute chose, quel ne serait pas notre embarras, pire, notre tourment ?
On serait tenter de penser que de détenir le pouvoir de réaliser toute chose jusqu’à sa plénitude, sa perfection son achèvement, ferait de nous les rois du monde. Il n’en est cependant rien : que nous resterait-il à faire, si ce n’est de continuer à produire des choses achevées, en souhaitant qu’adviennent l’accident qui romprait la répétition d’une certaine forme du même ?
C’est dans l’inachevé que l’on se révèle, et dans l’achevé que l’on meurt pour partie à soi-même tout en souhaitant la résurrection…
Ce que nous voulons, c’est la maîtrise, celle là même qui ouvre à la perfection et aussi à la fin.
Ce qui nous effraie c’est le dessaisissement qui ouvre la faille toute béante de l’être au monde : c’est encore une fois l’absence de réponses, de certitudes que nous savons confusément et que le langage, l’art nous aident à dire et à cacher.
Il y a dans l’inachevé un profond parfum de liberté : c’est la promesse de tout ce qui reste à faire et l’espoir d’un temps infini et fécond. Marc Bozec. (extrait de la revue"chiendent" n 7)